Notre géographe amoureux des belles lettres, Antoine Lauginie nous propose une nouvelle promenade littéraire le long des rivières, de Bretagne ou d’ailleurs, telles que les ont écrites Jean Rodier, François Ménez, Xavier Grall, Anjela Duval et Elisée Reclus.

Le goût de la rivière

Invitation à cheminer par les textes au fil des rivières

par Antoine Lauginie

Je suis venu une première fois en avril dernier proposer un voyage en Finistère par les textes et les lieux qui m’ont amené à m’installer ici, nous avons eu envie avec V.M de poursuivre ce partage entre géographie et littérature, autour de quelques rivières d’ici et d’ailleurs.

Choix lié à l’actualité, à la sécheresse et aux rivières bretonnes en souffrance, un monde de l’eau courante en danger face au réchauffement climatique et aux nombreuses pollutions.

Gravité du moment au regard des enjeux liés à l’eau, de ses bienfaits absolument vitaux mais aussi des enchantements que procurent la rivière à tout un chacun, de l’enfant qui joue sur la berge de « son » ruisseau, au pêcheur ou au promeneur qui en arpente les rives.

Ce sont ces enchantements que je voudrais partager ici en un parcours de texte en texte le long des rives, comme le pêcheur à la mouche remonte le cours du ruisseau pour gagner les trous d’eau où la truite rêvée sommeille…

Rien ici d’une anthologie mais un choix tout personnel d’auteurs et de textes qui me touchent et qui je l’espère vous parleront aussi.

Le goût de la rivière c’est d’abord l’histoire d’un enchantement.

La relation intime, singulière, établie avec une rivière est affaire de mémoire et d’heures passées à en arpenter les rives. La rivière offre alors de s’abandonner au ravissement du monde.

Pour dire ce pouvoir de la rivière, qui de mieux que Jean Rodier, pêcheur-promeneur des ruisseaux de Margeride, écrivain d’un unique et merveilleux livre « En remontant les ruisseaux sur l’Aubrac et la Margeride» publié aux éditions de L’Escampette en 2010, récit de tant d’heures passées à l’affût au fil des rivières des hautes terres du Massif Central, à fréquenter d’année en année le Chapeauroux, le Bès, le Chassezac ou encore la Colagne.

Riche de souvenirs, de rêveries et de réflexions amassées tout au long de son existence, Jean Rodier nous permet d’approcher, par les mots, la beauté du monde des eaux vives, sa fragilité aussi.

→ p 14

Il me semble parfois – mais peut-être suis-je fatigué, vieillissant – que le chaos, par petites touches ou grands soubresauts, contamine le monde, […]

Jean Rodier dit « préférer remonter les rivières, aller jusqu’à l’étage des pelouses, dans l’air vif, suivre l’arborescence des ruisseaux, hésiter devant la multitude des sources ».

Cette remontée des ruisseaux est pour Jean Rodier source de rencontres inoubliables, ainsi avec cette truitelle au plus-haut d’une prairie.

→ p 28 – Novembre. Depuis quelques jours des vagues de pluie…

Bonheur en remontant les rivières avec Jean Rodier mais aussi en les descendant avec Patrice de Ravel et ses « Petites réflexions sur le voyage en canoë et la liberté de naviguer » dans « La caresse de l’onde » (Éditions Transboréal, collection « Petite philosophie du voyage »).

Patrice de Ravel qui manie la pagaie depuis plus de 40 ans est un fervent défenseur d’un canotage de loisir en toute liberté loin de l’exploit sportif, dans l’esprit du peuple libre des canotiers de la 2ème moitié du 19ème siècle.

→ lire à ce propos un article passionnant de François Casalis dans la revue du Chasse Marée d’août-septembre 2021 « le peuple libre des canotiers, de l’hédonisme au moralisme ». Cet article raconte l’histoire du canotage sur la Seine, canotage de plaisir en bonne compagnie amicale et amoureuse qui ne fût pas du goût des ligues morales de l’époque qui ont lutté contre la liberté de cette pratique, perçue comme un espace de débauche, pour finalement réussir à imposer sa version sportive, l’aviron…

Alors écoutons Patrice de Ravel et sa philosophie du voyage au fil de l’eau.

→ p 58

En observant d’un œil léger la géographie d’une rivière,…

Plus loin, Patrice de Ravel affirme cette liberté paradoxale du canoéiste dans un monde où l’espace terrestre est partout délimité et accaparé.

→ p.63

Pour Patrice de Ravel et Jean Rodier la rivière est cette eau de jouvence, qui offre, une fois passée l’enfance, des espaces de liberté, d’échappée heureuse en relation étroite avec la nature.

En Bretagne, pays d’eau s’il en est, où fleuves, rivières et ruisseaux sont si nombreux, qu’en est-il de leur présence dans la littérature ?

Dans les années 1920-1930 François Ménez, instituteur, géographe et écrivain largement oublié, s’est attaché à dire la Bretagne et ses pays. Grand promeneur il sillonna la Bretagne à pied, considérant, comme il le disait lui-même, que « la meilleure façon de voir un pays c’est de s’en aller à pied, par les plus petits chemins, au gré de sa fantaisie, s’arrêtant toutes les fois qu’il vous en prend le désir ».

Beau programme !

Ses écrits ont été republiés dans les années 80 par les éditions Calligrammes à Quimper en plusieurs tomes (« Promenades en Cornouaille, en Léon, en Trégor ») dont un (« Rivières bretonnes ») qui rassemble 13 textes consacrés aux principales rivières de Bretagne.

François Ménez y dit avec pertinence la présence des rivières dans l’imaginaire breton.

Ainsi au début de ce livre, « Rivières bretonnes »

→ p 9

Des Bretons, par centaines de milliers, vivent dans l’ignorance totale de la mer.

Et plus loin,

→ p 44

Le Breton aime ses rivières…

François Ménez dit aussi la façon dont les rivières marquent le paysage, ainsi puisque nous sommes au Faou, dans cet extrait du texte « Aux jardins enchantés de Cornouaille » qui ouvre le recueil « Promenades en Cornouaille ».

→ p 20 « Franchi l’Elorn, le pays de Daoulas… »

Lire François Ménez est enfin intéressant en écho avec la situation actuelle… à presque un siècle de distance, la dégradation des rivières et de leur milieu est évidente.

Ainsi dans « Rivières bretonnes » à propos du débit des cours d’eaux

→ p 13 « Elles n’ont pas de maigres accusés… »

→ ou sur l’abondance de la faune avec ces saumons (p.43) qui, remontant pour frayer vers les sources, entre mai et novembre pullulaient à tel point, dans l’Aulne, l’Elorn et le Trieux, que les valets des fermes riveraines stipulaient, en prenant service chez un nouveau maître, qu’on ne pourrait les nourrir de ce poisson plus de deux jours par semaine.

Sécheresses, débits insuffisants, pollutions, nitrates et pesticides… alors la Bretagne, un pays d’eau et de rivières en danger ?

Sans doute, mais un espoir, un point d’appui pour faire face à la gravité des enjeux liés au désastre écologique et à l’urgence climatique : l’attachement de tout un chacun à « sa » rivière, à « son » estuaire, son bras de mer… source de mobilisation au-delà du cercle militant des associations écologistes.

→ c’est ce que cherche à faire l’association Eaux et rivières de Bretagne en décidant de s’appuyer plus encore, dans son action pour la préservation de la qualité de l’eau et des rivières, sur la dimension culturelle en complémentarité avec les approches techniques et juridiques pour lesquelles elle est largement reconnue.

Ainsi la démarche des atlas culturels des rivières bretonnes commencée avec l’atlas du Bélon (cf. portail internet) et qui va se poursuivre et s’élargir à d’autres rivières et la parution prochaine d’un numéro du magazine d’Eau et Rivières de Bretagne consacré à ce thème « Eau et culture ».

Alors, je voudrais revenir sur cet attachement fondamental à la rivière que l’on retrouve chez des poètes bretons.

Xavier Grall qui clôt par une dernière strophe baignée de douceur et de mélancolie le Premier Chant de sa « Genèse », vaste chant où roulent tous les grands fleuves du monde.

→ p 161 Les fleuves, début du poème et p 165 – Le Dniepr, le grand fleuve russe, puis il retourne à sa Bretagne Il y avait aussi la Vilaine […] 

Les vers d’Anjela Duval font écho, avec légèreté et subtilité, à ce pays d’eau dans Petites choses agréables où elle égrène et célèbre les bonheurs simples de l’existence. En voici deux, liés à l’eau… (hélas pas en breton, mais dans une traduction de Paol Keineg, tirés de Quatre poires, édité en 2005 par les éditions Coop Breizh).

– Le murmure d’un ruisseau invisible sous la ciguë.

– La grande roue d’un moulin qui moud l’eau en une écume aussi blanche que du froment.

Pour finir, Elisée Reclus et son « Histoire d’un Ruisseau »

Texte particulièrement riche, à la dimension écologique avant l’heure. Dans ce livre, initialement destiné à la jeunesse, publié en 1869, Elisée Reclus, grand géographe humaniste et anarchiste, mêle visée éducative, vulgarisation scientifique et réflexion morale et politique.

Dans le dernier chapitre intitulé « Le cycle des eaux », il mène un parallèle audacieux entre le cycle de l’eau, la vie humaine, la société et le devenir de l’humanité… chapitre qu’il faudrait lire en entier.

→ p 205 dernier paragraphe seulement « Chaque génération qui périt »

formulée en 1869, grande utopie, plus d’un siècle et demi après dont on ne s’est guère rapproché…

Bibliographie :

  • En remontant les ruisseaux, Jean Rodier, L’Escampette Éditions, 2010

  • La caresse de l’onde – Petites réflexions sur le voyage en canoë et la liberté de naviguer, Patrice de Ravel, Éditions Transboréal, collection « Petite philosophie du voyage », 2018

  • Rivières bretonnes, François Ménez, Éditions Calligrammes, 1990

  • « Aux jardins enchantés de Cornouaille » dans Promenades en Cornouaille, François Ménez, Éditions Calligrammes, 1985

  • « Genèse » dans Œuvre poétique, Xavier Grall, Éditions Rougerie, 2011

  • Quatre poires – Peder berenn, Anjela Duval, Coop Breizh, 2021

  • Histoire d’un ruisseau, Elisée Reclus, Actes Sud, 1995.