Qui sont/étaient vraiment les Gilets jaunes ? Que devient le mouvement ? Quel est son rapport à l’écologie ? Réponse avec deux d’entre eux et une chercheuse en sciences sociales qui a enquêté sur ce phénomène social historique en France.
Jean-Yves Brélivet et Steeve Giampietro son membre du collectif Sousl’hangar ; Alix Levain est anthropologue, docteure en ethnologie, chargée de recherche CNRS à l‘UMR Amure de Brest
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Beaucoup de discours ont été tenus à propos des Gilets jaunes, ce mouvement si original qu’il marquera l’histoire contemporaine de la France. Entre révolte et révolution, ces mois de mobilisation, de novembre 2018 à décembre 2019, ont en tout cas été suivis de près par les médias… mais aussi les scientifiques : sociologues, anthropologues ont notamment suivi les mobilisations sur les ronds-points ou lors de manifestations en ville. Alix Levain, docteure en anthropologie pour le CNRS a notamment suivi les Gilets jaunes en Finistère, par des entretiens individuels et par le questionnaire « Jaune vif » élaboré ensuite par les scientifiques et auquel 1400 personnes ont répondu.
Une population hétérogène aux prises avec la précarité économique
Cette enquête permet d’avoir un portrait d’ensemble des Gilets jaunes : certes des artisans, des personnes issues des classes populaires et petites classes moyennes, venues d’espaces périphériques de grandes villes, de petites agglomérations, de banlieues lointaines, des travailleuses et travailleurs indépendants aux revenus irréguliers ou en situation précaire ou ubérisés ; beaucoup de femmes parmi les Gilets jaunes, des familles monoparentales, des personnes avec des horaires très contraints et une grande dépendance à la voiture. On note une certaine différence entre la sociologie des manifestations (plus de classes moyennes et supérieures) et celle des groupes installés aux ronds-points .
En 2018, Steeve Giampietro était quant à lui auto-entrepreneur dans le bâtiment à Ploërmel dans le Morbihan et il a tout de suite souhaité adhérer au mouvement ; davantage pour dénoncer la précarité et les difficultés économiques générales subies par lui ou son entourage, que spécifiquement sur la question du prix du carburant. Comme aucune mobilisation n’était organisée autour de chez lui, il a lancé le mouvement et il a été très suivi ! Il a aussi su organiser la mobilisation dans la durée et il a beaucoup sillonné la Bretagne voire la France en suivant les Gilets jaunes. Lui aussi a pu constater la diversité des profils comme l’ont mise en évidence les sciences sociales. « Même des gens qui ont les moyens peuvent tomber rapidement dans la précarité » souligne-t-il, « d’où la présence de certaines personnes aisées dans le mouvement, par conscience de cette menace. »
Jean-Yves Brélivet, retraité du bâtiment, s’identifiant à la classe moyenne, ne s’est pas non plus mobilisé autour de la question des carburants. C’est la question climatique qui le préoccupait en premier lieu et il a découvert l’urgence sociale au contact des autres Gilets jaunes, en rejoignant le mouvement assez tôt. Il a réagi au fait qu’ « un pays riche laisse tant de gens au bord de la route ». Il a aussi été surpris que les scientifiques s’intéressent au mouvement ; que ce dernier puisse ainsi « laisser une trace ». Riche de ses rencontres avec de « belles personnes », Jean-Yves et ses collègues ont organisé des débats publics, fait vivre la démocratie et l’éducation populaire. Il a eu l’idée de brosser des portraits vidéo de 18 de ses collègues (à retrouver sur la chaîne YouTube Gilles Etjaune).
Les motivations et préoccupations des Gilets jaunes
Loin du cliché des rebelles incontrôlables, l’enquête Jaune vif met en avant le côté plutôt légaliste des Gilets jaunes : beaucoup n’avaient jamais manifesté avant d’intégrer le mouvement et se disent très attaché au respect de l’état de droit. Ils affirment avoir rejoint le mouvement pour avant tout se rendre visibles sur l’espace public, pas pour « tout casser ». Une grande proportion refuse par ailleurs de se reconnaitre dans le clivage gauche/droite ; même si on note une surreprésentation du vote Macron (d’où peut-être aussi le sentiment de trahison qui a suivi ce vote) et, pour le public des manifestations en ville, une surreprésentation des votes Mélenchon et Lepen.
Pour Steeve, l’esprit Gilet jaune c’est « un grand cœur et un cerveau très ouvert » mais aussi l’attachement à ce qui est vu et vécu davantage qu’à ce qui se dit. La politique oui, « j’ai bien le sentiment d’avoir fait de la politique pendant 4 ans » mais de celle qui tente de vraiment résoudre les problèmes du pays.
Jean-Yves a préféré parler avec ses collègues des « 80% de sujets qui nous rassemblaient plutôt que des 20% qui nous divisaient. »
Le mouvement des Gilets jaune et l’écologie
L’enquête Jaune vif demandait aux personnes interrogées leur avis sur l’écotaxe carburant comme outil de transition écologique, elle les interrogeait aussi sur leur proximité avec les personnalités politiques et posait des questions plus ouvertes sur les sources d’inquiétudes et les motivations de participation au mouvement ; autant d’indices d’un positionnement des Gilets jaunes sur les sujets écologiques. La taxe carburant est rapidement devenue un sujet très secondaire derrière le pouvoir d’achat, le pouvoir démocratique. L’inquiétude pour les générations futures, le sentiment que la situation se dégrade sont revenues majoritairement, comme dans l’ensemble de la population française. En revanche, les Gilets jaunes ont nettement boudé les personnalités écologistes déclarées, marquant un décalage entre l’écologie électorale et l’écologie populaire. Sociologiquement parlant, l’étude a aussi montré le très grand fossé entre les Gilets jaunes et l’électorat écologiste ; mais cela ne signifie pas pour autant que l’écologie est absente des préoccupations des Gilets jaunes.
Sur ce sujet, Steeve Giampietro affirme sa vision de long terme ; il émet de grands doutes sur les solutions supposées plus écologiques comme les voitures électriques ou les éoliennes. Pour lui, d’autres solutions, peut-être meilleures, n’ont pas émergé du fait des conservatismes liés aux lobbies et aux intérêts économiques en place. Mais il revendique son amour de la nature et se sent très responsable sur les questions de pollution et de gaspillage.
Jean-Yves Brélivet avait déjà une grande sensibilité écologiste puisqu’il était entrepreneur en écoconstruction. Au sein du mouvement des Gilets jaunes il a pris conscience que l’urgence sociale (fin du mois) primait sur l’urgence climatique (fin du monde) ; il a aussi constaté que les écologistes qu’il fréquentait jusqu’à présent ne comprenaient pas le mouvement des Gilets jaunes.
Les membres des Gilets jaunes se sont pourtant politisés. Certains ont évité d’aborder les sujets liés à l’écologie parce qu’ils les jugeaient trop clivants mais d’autres ont aussi réagi à l’étiquette « anti-écolo » qu’on leur a collée pour démontrer qu’elle était injuste.
De fait, plusieurs pratiques revendiquées par les Gilets jaunes sont pourtant clairement des pratiques écologiques peu différentes de ce qui se fait dans les ZAD : covoiturage, jardinage, consommation locale, sobriété, lutte contre le gaspillage, achat d’occasion, acquisition et transmission de compétences pour une plus grande autonomie au quotidien…
Le mouvement au-delà des ronds-points
C’est d’ailleurs le principe des nouvelles formes du Mouvement des gilets jaunes comme l’association Sous l’hangar créée par Jean-Yves Brélivet à Plonéour-Lanvern. C’est en fait un tiers-lieu sous un hangar, qui doit son nom à la chanson du trio EDF, où se produisent des moments conviviaux, des concerts, des débats… de quoi entretenir le mouvement et la démocratie directe au-delà des ronds-points ; « on est toujours là, différemment » conclut Jean-Yves. « . Depuis son Morbihan, Steeve en est d’ailleurs adhérent actif.
« C’est un mouvement qui n’a pas de fin, ajoute Alix Levain, dont plein de formes perdurent. (…) Ça a été ces dernières années le mouvement le plus étudié en France (…) mais il faut s’intéresser aux gens dans la longue durée. »